-Sébastien ! Prépare nous l’assiette et le dressage du numéro 5 ! Lance avec fermeté l’un des chefs dans la cuisine.
-C’est déjà en cours ! Répondis-je.
Alors que je dépose les noix de cajou sur les feuilles d’épinard, je termine la touche finale du plat en écrasant des morceaux de noix de coco. Je tends l’assiette à une serveuse qui s’apprêtait à repartir en lui lançant un : “Table 8 ! Pour le monsieur en chemise blanche…” Cela fait plusieurs semaines déjà que je bosse pour le restaurant thaïlandais. On peut dire que je m’acclimate vite. Des souvenirs d’Australie comme “kitchen hand” remontent à la surface et je me rends compte qu’ici c’est beaucoup plus facile. Cependant, en termes d’organisation, c’est plutôt chaotique. Personne n’a de place attitrée, je suis réquisitionné dans la salle, puis pour aller chercher du lait de coco dans un restaurant partenaire, pour faire la vaisselle, préparer les plats ou encore nettoyer les toilettes et sortir les poubelles. Je cours dans tous les sens, mais je me sens beaucoup moins stressé que lorsque j’étais en Australie. Néanmoins, j’ai eu droit à quelques montées de pression, notamment lorsque, par manque d’organisation, on se retrouve avec trop peu d’effectifs. Qu’importe, je compte bosser trois mois et puis c’est fini ! “Pas de quoi se prendre le choux”, pensais-je. Je suis à la fois au four et au moulin. J’essuie, je lave, je sers, je prépare, je touille, je dresse les assiettes, je fais les commandes à emporter, je m’y perdrais presque. J’ai l’impression de porter le poids de la réussite du service sur mes épaules. C’est probablement faux, mais c’est l’idée que j’en ai.
Cependant, ce qui m’angoisse le plus, c’est lorsque je me rends compte que ma conscience écologique en prend pour son grade. En observant tout autour de moi, je constate des aberrations. Lorsque quelqu’un remplit une casserole d’eau ou se lave les mains à l’évier, personne ne ferme le robinet. Même lorsque je suis affairé à autre chose, je me précipite pour ne pas laisser bêtement couler l’eau. Je constate aussi amèrement que tout les déchets finissent dans une même poubelle. Verres, cartons, plastiques, reste de nourriture, tout y passe. Et je comprends, le rush, n’aide pas à ce que les gens prennent le temps, mais je ne comprends pas comment en 2020 dans un pays aussi développé que la Nouvelle-Zélande, ces préoccupations ne sont pas prioritaires. Les sacs plastiques sont également un problème récurrent. On en utilise pour toutes commandes à emporter, quasiment deux à chaque fois. C’est plus d’une cinquantaine, parfois jusqu’à 100 sacs, qui sont distribués tous les soirs. Ce qui est terrifiant également, c’est le gaspillage de nourriture fréquent. Je ne compte plus le nombre de plats jetés dans la poubelle. Parfois, j’essayais de récupérer les restes ou de croquer quelques morceaux de poulet avant qu’ils ne finissent bêtement à la poubelle.
-Ne t’inquiètes pas, on te donnera à manger hein ! Plaisantait l’un des chefs
-Non, ce n’est pas ça, mais j’ai mal au cœur de jeter une assiette remplie comme ça
-Perds pas ton temps et pense moins, me répondait-il
Réaction absurde alors qu’avec tous ces restes, on aurait pu nourrir tellement de personnes. Le sans-abrisme gagne de plus en plus de terrain en Nouvelle-Zélande et beaucoup de gens sont confrontés à se retrouver dans la rue ou à vivre dans leur voiture. Le problème est grandissant et est pris en compte par le ministre du développement social en 2019 qui déclare au journal NZ Herald “a distinct group of people that face a range of complex issues that are a barrier to finding and keeping a home of their own, such as mental health and addictions, criminal history, or family violence.” Même si la Nouvelle-Zélande semble sûre, elle fait face pourtant à des problèmes presque insoupçonnés comme les gangs (dont plusieurs sévissent à Blenheim), les règlements de compte à l’arme à feu et la méthamphétamine. Il est d’ailleurs assez simple de repérer ses utilisateurs donc les dents sont complètement bouffées par la drogue.
A chaque fin de service, je revenais toujours avec quelques restes du restaurant. Je finissais par me rendre compte que ma consommation de viande battait des records. Lorsque je voyageais en van, je cuisinais beaucoup moins de poulet et poisson, tout simplement car je ne possédais pas de frigo et parce que je voulais réduire drastiquement ma consommation. Cependant au restaurant, j’étais tiraillé entre ramener ces restes et les manger et quelque part trahir mes convictions et, d’autre part, refuser et voir toute cette nourriture finir à la poubelle. J’ai, quelques fois, pu me débarrasser de certains plats en les donnant à Ash ou à d’autres de mes collègues, mais la plupart du temps, je me retrouvais à manger ces plats moi-même. Au final, mes convictions étaient bien secouées et j’étais moi-même tiraillé.
-Tu n’oublieras pas de nous ramener les tupperwares ! M’avait lancé ma boss, on n’aime pas gaspiller
« Le comble ! » Rigolais-je intérieurement. Chacun ne voit que ce qui l’arrange au final. Et c’était bien là le problème… Retour au camping où les choses évoluaient assez vite. Une bonne nouvelle tout de même, plus d’un mois après l’incendie de sa voiture, Ash a gagné au poker. « Assez pour pouvoir renflouer mes économies pour ma caravane« , m’a-t-elle déclarée avec un grand sourire.
-Tu comptes mettre cet argent de côté ?
-Je vais rejouer ce soir !
-T’es sûr que ce soit une bonne idée ?
-Mais oui, je vais gagner je le sens !
Le lendemain, Ash avait de nouveau gagné. Par contre, le surlendemain, elle avait tout perdu. « Je suis sûr que Beth doit se réjouir« , me chuchota-t-elle lors d’un smoko. « Je la déteste. » Ces petites remarques assassines sortaient de nulle part et faisaient partie du personnage, je finissais presque par m’y habituer.
Après trois mois de dur labeur, d’anecdotes en tout genres, de situations absurdes ou tout simplement énervantes, je décide de repartir sur l’île du Nord afin d’y explorer la côte ouest et la pointe nord. Et bien entendu, m’offrir quelques vacances. Le double shift m’a permis de bien économiser et de repartir avec une somme d’argent plutôt conséquente, de quoi me faire un peu plaisir. Cependant, avant que je ne largue les amarres, mes boss respectifs me demandent, chacun de leur côté, si je compte revenir. Je n’ai pas du tout l’envie de le faire, mais je me dis que je n’aurai plus besoin de chercher du travail à mon retour. Je sais que les vacances vont me saigner également donc j’accepte à contre-cœur. Je reviendrai bosser à Blenheim. Putain, l’angoisse !
En attendant, je boucle ma ceinture et démarre en direction du ferry. A moi l’exploration de la côte ouest avant de m’envoler vers les îles du Pacifique sud. Cook Island, j’arrive !