J’avais oublié de le mentionner dans les chapitres précédents, mais rapidement je me suis mis à chercher du travail. Peu importe le domaine, je m’en fichais. J’ai postulé comme serveur, professeur de français, journaliste radio, agent d’entretien et vendeur pour un stand de produits… belges ! Par le plus grand des hasards, quelqu’un cherchait des vendeurs pour tenir un stand lors d’un festival de nourriture européenne à proximité de la Taipei 101, une tour iconique de la capitale. Autant le dire tout de suite, je ne voyais pas comment ne pas faire partie de cette équipe. Peu de temps après avoir postulé, le job m’est rapidement garanti par Charles, futur manager du nouveau restaurant. “Tu corresponds parfaitement au profil. En plus ce boulot là est une clef vers un autre « event » en décembre du 1er au 25. Au Mitsokushi (un centre commercial)”. Ce bref contact me rassure déjà et je témoigne directement de ma motivation.
-Oh top 🙂 je suis en train d’envoyer les infos à l’adresse mail. Il faut une motivation aussi ?
-C’est le même boulot. Il te reste combien de temps sur ton visa ?
-Je suis là depuis 1 semaine 🙂
-Donc encore autant de temps que tu veux 😀 Non non, ah ah pas besoin de lettre. Tu veux bouger sur Taichung ? (côte ouest de Taiwan)
-Là, je viens de prendre un appart donc tout dépendra de ce que tu me proposes en fait.
– Pourquoi pas en janvier alors. A voir…
-Ha ça limite ça pourrait le faire! J’envoie déjà les infos par mail 🙂
-Bah on aura besoin de toi jusque fin décembre à Taipei. Puis pourquoi pas Taichung.
Tout cela s’enchaîne extrêmement vite. Je reste méfiant, mais d’un autre côté la perspective de trouver rapidement du boulot m’enchante. La plupart du temps la maîtrise du chinois est vivement recommandée, voire indispensable. Et, je le rappelle encore une fois, après une semaine, mon niveau de chinois frise celui des compétences de Donald Trump en termes de relations internationales. (Quoique depuis la rencontre avec la Corée du Nord, j’hésite à crier « au génie »). Autant dire qu’il y a encore du boulot à ce niveau-là. Après plusieurs jours de patience, je reçois enfin un mail du responsable, Dominique.
“Cher Sébastien, merci pour ta candidature. Es-tu disponible pour un entretien demain dans l’après midi? Bien à toi, Dominique.”
Le lendemain, je me dirige vers le Starbucks pour mon entretien. J’aperçois Dominique. Baskets aux pieds, jeans, t-shirt qui épouse ses épaules carrées et casquette vissée sur la tête. J’éprouve déjà un léger doute quant à la “belgitude” de mon futur employeur. Je le vois occupé avec un autre candidat, Pierre. Ce dernier est assez grand et est vêtu comme s’il allait à un enterrement. Chemise noire, pantalon noir, chaussures de ville, une présentation impeccable. Je plonge dans une introspection minutieuse de moi-même. Mes chaussures en toiles légèrement trouées et décolorées, mon jeans de tous les jours et mon t-shirt bleu décontracté acheté 1$ au K-Mart de South Hedland en Australie. Bref, je commence à me poser maintes questions sur cet entretien qui s’annonce plus formel que prévu.
Alors que j’attendais, je fis la connaissance de Lucie, une française qui venait d’arriver peu de temps avant moi à Taiwan. En working holiday visa également, elle cherchait un travail. Nous observons Pierre et nous nous mettons à rigoler. Sa tenue si “professionnelle” nous fait passer pour deux baltringues. Une fois le tour du “majordome” -comme nous l’avons surnommé avec Lucie- terminé, nous allons à la rencontre de Dominique qui décidé de nous “interviewer” en même temps. Nos doutes quant au nombre de places disponibles pour ce job s’évanouissent en quelques instants.
Quand j’ai vu que tu étais Belge, je me suis dit : “Bingo” Cela fera encore plus authentique.
-Si je vous ai réuni aujourd’hui, c’est parce que vous êtes déjà engagés, débute notre “nouveau” patron, je privilégie les Français et Belges qui sont en working holiday visa car je sais pertinemment qu’ils ont besoin d’argent. Je vais avoir besoin de vous pour cuisiner et attirer la clientèle.
Dominique nous explique son parcours. Il avait une enseigne sur Taipei, mais cela lui revenait trop cher. Il n’a gardé qu’une cuisine centrale dans laquelle il prépare les pâtons de gaufres de Liège et de Bruxelles. Il prépare avec minutie l’ouverture prochaine d’un restaurant sur Taichung. Restaurant pour lequel il aura besoin de notre aide si on l’accepte après janvier. Nous ne sommes encore qu’en octobre, mais cette perspective qu’on nous fait miroiter illumine nos yeux et recoud nos poches d’ores et déjà trouées. Dominique est Français, mais avant tout se présente comme un redoutable businessman.
-Les Taïwanais sont bêtes et ont beaucoup de principes. Ils n’envisagent pas la cuisine française comme quelque chose que l’on peut consommer sur place. Pour eux, cela doit être obligatoirement dans un restaurant. Il y a déjà pas mal de Français sur Taiwan, il fallait que je trouve un autre business qui marcherait, poursuit-il. Après j’ai pensé à la Belgique. Très peu de personnes représentent la cuisine belge ici. Elle est également plus facile à vendre sous forme de snack, à travers les frites, gaufres, chocolats ou encore bières. Quand j’ai vu que tu étais Belge, je me suis dit : “Bingo”, lance-t-il en me regardant. Cela fera encore plus authentique.
Je ne sais pas comment interpréter cette remarque. Qu’entend-il par authentique ? Quelle est cette “image belge” que je renvoie pour les Taïwanais ? Je comprendrai plus tard qu’il s’agit surtout de la couleur de ma peau… J’écoute attentivement chacune de ses paroles, les enregistre dans ma tête. Je ne suis pas un fan de marketing, par conséquent ce type de méthode me paraît particulièrement “fake”, après qui suis-je pour juger cette dernière ? Si la qualité du produit est avérée et que la personne investie, je n’ai pas de raisons de critiquer cette méthode, même si je n’approuve pas cette “utilisation” afin de parvenir à vendre plus. Même dans le vocabulaire utilisé, Dominique parle de “septante et nonante”, il est à la limite de me convaincre qu’il est un vrai Belge pur et dur.
-Est ce que cela vous dérange de travailler plus que la législation ne l’autorise ?, nous questionne-t-il.
-Aucun problème ! Répondis-je en cœur avec Lucie.
-Parfait car les journées risquent d’être longues. De 10h à 22h en semaine et jusqu’à 23h en week-end.
-Je vous demanderai également d’ouvrir un compte en banque, cela sera plus simple pour vous verser l’argent. Le salaire horaire est de 140 NTD (Nouveau Dollar Taïwanais), environ 4 euros par heure).
Un salaire qui peut sembler faible, mais qui est de rigueur pour tous les jobs de type serveur, vendeur, commis de cuisine, agent d’entretien, etc. Ce dernier devient totalement dérisoire lorsqu’on le compare à celui des anglophones, comme mon colocataire Mike et sa copine, qui ont la chance d’enseigner dans les écoles, à raison de 600 NTD/heure (+- 17 euros). Peu de temps après, nous nous quittons. Le rendez-vous est fixé au lendemain à 16h afin de nous former à utiliser les machines (friteuse, gaufrier, pompe à bière).
Heureux de cette nouvelle, je me sens pousser des ailes et suggère un second rendez-vous à Fiona. Cette dernière ne se fait pas prier et me rejoint dans un salon de thé. Nous discutons quelques heures avant de finir enlacés l’un et l’autre. L’échange de salive est en cours, ce qui m’assure d’ores et déjà un troisième rendez-vous avec elle. Elle continue de corriger mon chinois et de me parler de Taïwan. Je commence à trouver ce début de relation fort plaisante…
Dès le lendemain, je me lève assez tôt pour me diriger vers la banque. Surprise, lorsqu’on a pas de résidence fixe ou de travail, on est dans l’impossibilité d’ouvrir un compte en banque. Heureusement que depuis peu, je vis dans une colocation, sinon il ne m’aurait pas été possible d’en ouvrir un. Je récupère ma carte de banque aux motifs du manga japonais « Astroboy » et me dirige vers la Taipei 101 afin de commencer ma formation. A noter que les mangas ont une forte influence dans la culture taïwanaise. Je ne compte pas le nombre de petits animaux mignons, de nourriture ou objet anthropomorphe croisé sur mon chemin.
Des publicités qui n’ont l’air destinées qu’aux enfants, mais qui sont adorées de la population. Ce qui explique pourquoi beaucoup de Taïwanais et Taïwanaises ont ce côté enfantin si prononcé et s’expriment à coups de « Ke ai » (« cute », mignon) incessants.
J’arrive enfin sur place et je constate que Dominique est trop occupé à discuter avec les patrons des stands voisins. Lucie, Pierre et moi-même sommes placés directement derrière les machines, sans réelle formation. « Pas très professionnel« , pensais-je. J’étais loin de me douter que je n’étais pas au bout de mes peines.