Canada

Chapitre 13 : C’est dans ta tête

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-Tu te débrouilles vraiment bien ! Me lance timidement mon boss après avoir essuyé une rafale de commandes pendant plus de trois heures, qu’est ce que je vais faire quand tu seras parti ?!

l'intérieur de la cuisine où sont stockés les légumes utilisés pour préparer les plats du restaurant vietnamiens: laitue, concombres, carottes, etc

Je commence à en avoir marre de visualiser ce plan de travail six jours sur sept…

Je n’arrive pas à le croire: ces mots sont bien prononcés par mon patron. Autant j’essuyais remarques sur remarques, sans avoir le moindre remerciement, mais désormais j’ai droit à des encouragements.

-Tu n’aimerais pas vivre au Canada ? Je peux t’aider pour avoir la résidence permanente, me souffle-t-il entre deux “pho” à emporter.

Je souris intérieurement. “Maintenant, tu pleures pour moi”, pensais-je avec malice.

-Non, ça ne m’intéresse pas, j’ai envie de continuer à voyager et il fait trop froid au Canada pour m’y installer de manière permanente.

Une capture d'écran de l'application météo de mon téléphone affichant -24 degrés, ressenti comme -37 !

Là, ça devient difficile à supporter, en particulier avec le vent !

En effet, la neige a désormais établi ses quartiers. Omniprésente, elle recouvre les routes, les trottoirs et les toits des immeubles. Un violent coup de porte peut entraîner des chutes de glace sur la tête, il faut donc constamment faire attention à ce que l’on fait et où l’on marche. Heureusement, le restaurant est proche. La température moyenne ressentie frôle souvent les -32° avec un vent violent qui vous fouette le visage et vous brûle la moindre parcelle de peau exposée. Lorsqu’il ne fait plus que -10°, je ne me plains presque plus, comme si j’étais désormais habitué. Je trouve presque qu’il fait “doux et agréable”. Que m’est-il arrivé ? Le soleil est, par contre, très souvent au rendez-vous, ce qui rend plus agréable le trajet jusqu’au boulot.

Je gravis les escaliers au cours d'une balade sur les hauteurs de Calgary dans un décor enneigé et ensoleillé

Heureusement, Calgary est l’une des villes les plus lumineuses du Canada (crédit TriptoewithZii)

Depuis le départ du cuisinier principal, mes tâches sont plus lourdes, plus variées et plus exigeantes. Je dois jongler entre les préparations – marinade de la viande, alimenter les stocks de légumes pendant le rush, remplir les sauces de poissons, éplucher les oignons, diviser les nouilles, nettoyer les os servant à la soupe, couper les carottes -, le nettoyage – balayer, passer la serpillère, sortir les poubelles, vider l’huile usagée des friteuses laver les assiettes et les ustensiles sales -, et enfin gérer la cuisine et les commandes – cuire la viande, préparer les soupes, empaqueter la nourriture à emporter. Un rythme effréné pendant plus de neuf heures. Les restaurants ne fonctionnent pas comme chez nous et sont ouverts toute la journée. Résultat: les rushs arrivent aléatoirement, à 12h ou 15h30, parfois en fermeture vers 20h. Mais comme pour toute chose, on s’habitue et on mord sur sa chique. Une nouvelle personne a rejoint il y a peu l’équipe. Une Vietnamienne qui n’espère qu’une seule chose; obtenir sa résidence permanente. Je la vois parfois se faire malmener par les boss et je ne peux qu’avoir une petite pincée au cœur en la voyant. Elle me rappelle mes premiers pas dans cette cuisine qui peut paraître si hostile. Depuis que j’ai fait des progrès, le traitement à mon égard a énormément changé. On me pardonne plus facilement mes fautes et on en rit parfois. Auparavant, c’était la croix et la bannière pour parvenir à calmer une atmosphère plus que pesante. Je parviens plus facilement à relativiser, ce qui m’évite de m’angoisser ou m’énerver à la moindre remarque ou attitude déplacée. J’ai également noté que mon salaire était plus élevé qu’à l’accoutumée. Je suis convaincu, sans avoir véritablement osé demander, qu’on me paie enfin le « holiday pay » que doivent toucher tous les employés. Ce n’était pas le cas lorsque j’ai commencé et c’était particulièrement injuste. Disons que maintenant que je suis devenu une pièce centrale de la cuisine, il paraîtrait normal que les pourboires me soient redistribués, au même titre que les autres employés. Cependant, je ne verrai jamais la couleur de ceux-ci…

Si du côté boulot, je prends enfin mon envol, ma santé est, quant à elle, toujours en dents de scie. J’enchaîne les tests sanguins (contrôle du niveau de fer, de sucre, des enzymes, etc.), si je n’ai pas d’intolérance au gluten ou aux produits laitiers, si je n’ai pas contracté le sida… Bref ! Tout y passe. J’effectue même un scan d’estomac qui ne démontre rien d’anormal. Le spécialiste décide de me rajouter un médicament supplémentaire, comme si je n’en avais pas déjà assez, afin d’aider mes problèmes de digestion. Cependant, les semaines s’écoulent, sans véritable changement. Quoique je mange, j’éprouve de la douleur.

un coucher de soleil sur Calgary entre deux maisons

Quand il ne fait pas trop froid, je vais me balader dans le quartier afin de m’oxygéner les poumons.

Habitué des trajets en Uber à 40$, je me rends une fois encore chez le médecin de famille. Ce dernier m’a suggéré un rendez-vous afin de faire un suivi de mon état de santé.

Pour être honnête, je n’ai aucune idée de ce que vous avez. C’est chez le spécialiste qu’il faut aller !

-Bonjour, comment allez-vous ?
-Bof, répondis-je fatigué
-Je vois que le spécialiste a exigé plusieurs examens sanguins, mais ils sont tous très bons. Une légère anémie, mais rien d’anormal.
-Pourtant j’ai toujours mal à l’estomac, docteur, Rétorquais-je, peu importe ce que je mange. Étant donné tous les effets secondaires des médicaments, je ne sais même pas si c’est dû à l’ulcère ou à la prise de ceux-ci.
-Pour être honnête, je n’ai aucune idée de ce que vous avez. C’est chez le spécialiste qu’il faut aller.
-Mais qu’est ce que je suis censé faire alors ? M’impatientais-je face à tant de dépit.
-Vous pensez que vous avez quoi ?
-Je n’en sais rien, ce n’est pas moi le médecin, mais les médicaments n’ont pas l’air de fonctionner face à mes problèmes, malgré mes efforts. C’est extrêmement frustrant, ça me décourage. Le spécialiste m’a dit que si mes douleurs persistaient, il m’écrirait enfin une recommandation pour aller faire une gastroscopie.
-Alors, je dois vous prévenir tout de suite, cela ne veut pas dire que vos problèmes vont s’arranger. Il va falloir être encore patient plusieurs mois. J’ai un patient en urgence absolue, mais les gastroentérologues refusent de lui faire une gastroscopie car ils sont trop occupés.
-Mais, c’est complètement absurde ! S’il a une recommandation et qu’il s’agit d’une urgence…
-Ce sont des gens très occupés.
-Mais le but, c’est quand même d’aider les patients et de potentiellement sauver des vies. Je ne comprends pas votre système de santé. Je n’ai pas envie de comparer les systèmes, mais en Belgique, si vous demandez à faire une gastroscopie, on vous donne un rendez-vous afin de faire l’examen ! De cette manière, vous pouvez voir directement s’il y a quelque chose de grave. Si ce n’est pas le cas, alors on observe les autres pistes moins dangereuses comme les intolérances alimentaires ou autres. Ici, j’ai l’impression qu’on cherche à me faire perdre du temps. Quel était l’intérêt de me faire un test pour voir si je n’avais pas le sida ?
-Etes-vous anxieux ? Me coupe le médecin de famille.
-A la base pas plus que ça, mais depuis cinq mois, je commence à l’être de plus en plus ! Rien ne change, rien n’avance alors que la solution la plus adaptée et la plus sage serait d’effectuer cette gastroscopie.
-J’ai peut-être quelque chose qui vous fera du bien, me dit-il en pianotant sur le clavier de son ordinateur.

J’entends l’imprimante qui se lance et le voit attraper une feuille encore tiède. Il me la tend, sans dire un mot. Je lis, consterné, l’ordonnance. Il est affiché “Prozac”.

-Du Prozac ? M’étonnais-je le souffle court.
-Cela vous aidera à être moins anxieux. Je pense qu’on peut essayer cela pendant un mois. Au début, vous ne prenez qu’une dose pendant deux semaines, le temps que votre corps s’habitue. Ensuite, on passera à deux doses. Vous reviendrez me voir en me disant comment ça se passe.
-Mais cela ne va pas me faire guérir de mes maux d’estomac ? Lui lançais-je hébété et sous le choc.
-Non, mais cela vous permettra de vous détendre. Par contre, promettez moi de ne pas lire les effets secondaires en ligne car cela ne va faire que vous stressez encore plus. La plupart des patients se plaignent d’une diminution du désir sexuel, mais en général, c’est tout. Rassurez-vous, ce n’est pas addictif du tout.

Une prescription pour du Prozac que je tiens avec une main fébrile

Mes maux d’estomac relégués à de l’anxiété… On croirait rêver !

J’ignore combien de secondes il m’a fallu pour me lever, dire au revoir et me diriger vers l’accueil afin de prendre un rendez-vous pour le mois suivant. J’étais en pilotage automatique. Je commence peu à peu à comprendre ce qu’il m’arrive. Je finis par m’interroger: suis-je responsable de mon état ? Est-ce que mon stress est la principale cause de mon mal ? Est-ce que je suis réellement malade ou tout ne se passe que dans ma tête ? Je quitte le cabinet médical et je sens soudainement les larmes monter. Il ne s’agit pas de ces larmes timides et balourdes qui glissent en slow motion sur votre visage les jours de pluie, mais un vrai sanglot que je ne peux maîtriser. Mon corps tremble, se crispe, mon visage passe par toutes les expressions alors que je ne peux retenir les larmes. Je mets bien dix minutes à me calmer avant de commander un Uber pour rentrer chez moi. Pendant tout le trajet, je devrais me mordre la lèvre pour éviter de craquer. La journée fut un véritable enfer à vivre. Je décide de ne pas prendre de décision et d’en discuter avec des amis et avec Indra. Cette dernière me recommande de ne pas prendre les médicaments, mes amis en font de même. Dès le lendemain, j’ai les idées claires. Il est hors de question que je prenne du Prozac ! Je n’invente pas mon mal d’estomac depuis cinq mois. Il est totalement normal d’être stressé lorsqu’on a constamment des douleurs. Je n’en reviens pas qu’on m’ait prescrit des antidépresseurs alors que je venais pour un suivi concernant des maux d’estomac. En consultant les statistiques concernant l’usage des antidépresseurs, je me rends compte avec stupéfaction que le Canada occupe la troisième place parmi les pays de l’OCDE en 2019. Il semblerait que les docteurs ont la main lourde sur leurs prescriptions, en particulier chez les jeunes.

Un graphique affichant la consommation d'antidépresseurs pour les pays de l'OCDE. Le Canada est placé en troisième position

En 2019, le Canada est en troisième position des pays de l’OCDE

Une semaine plus tard, face au spécialiste, je reste calme et explique la présence constante de la douleur et exige une gastroscopie. Ce dernier ne semble pas contredire mon analyse, probablement conscient de ses propres limites. Bien entendu, j’ignore le nom du docteur ainsi que la clinique à laquelle il est associé. La seule chose que je puisse faire, c’est attendre. Le gastroentérologue m’appellera pour fixer un rendez-vous. “Néanmoins, s’ils estiment que votre cas ne mérite pas une gastroscopie, ils me contacteront pour me dire qu’ils refusent”. Je pense alors à un plan B: essayer de contacter mon médecin traitant en Belgique et prendre un rendez-vous pour une gastroscopie. En cas de refus, je n’aurai d’autre choix que de rentrer en Belgique pour me faire soigner. Trop, c’est trop ! Cela a assez duré.

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