Le voyage a duré dix jours. C’est court pour s’imprégner totalement dans un pays aussi grand, mais cela permet d’avoir un premier aperçu de ses habitants, ses coutumes, ses spécialités culinaires ou encore ses paysages. C’était un compromis avec mes parents, prêts à découvrir quelque chose de nouveau, mais sous certaines conditions : confort, sécurité, encadrement, etc. Néanmoins, certaines scènes demeuraient surréalistes, surtout de mon point de vue. Nous avons été dans un sanctuaire pour orang-outangs qui a beaucoup plu à ma mère, mais qui n’a pu s’empêcher de détourner le regard quand elle a aperçu un chat se promener aux alentours.
-Oh le beau petit chat. Il a l’air malheureux, il a l’air d’avoir faim, s’exclama-t-elle bien fort
-Il a l’air en pleine forme, répondis-je, viens voir les singes ici
-Mais oui, mais ça me fait mal au coeur de voir ce petit chat mourir de faim comme ça
-Maman, il est en pleine forme et n’est même pas mince
-Personne ne s’occupe de lui, il n’a pas de maître! Bien sûr qu’il est malheureux
-Argh !
Dans ma tête, cela n’a aucun sens de s’extasier sur un chat lorsqu’on a la chance dans sa vie de voir des orang-outangs, mais ma mère a un potentiel identificatoire énorme vis à vis des animaux de compagnie. Principalement parce qu’elle y retrouve la Belgique en quelque sorte et sait qu’elle pourra domestiquer des chats et chiens facilement. Les singes par contre, à part moi, elle risque de n’en voir qu’au zoo. Même à l’étranger, mes parents étaient en quête du même, du similaire. Ils n’avaient pas le choix en termes de nourriture, mais se sont rués sur un steak frites salades et un bon plat de pâtes lorsque l’occasion s’est présentée. Bien entendu, les plats étaient dégueulasses et toute tentative de bouffe européanisée était une catastrophe. Le reste de la nourriture, quant à elle, était variée et excellente. Alors que nous étions en visite, près d’un temple bouddhiste, j’aperçois un petit boui-boui dont les odeurs qui s’échappent me chatouillent les narines. “Mmh, ça sent trop bon!”, pensais-je. Mon père voyant que je fixe le restaurant de rue se met à rire bruyamment.
-Si tu espères me faire manger là-bas, tu rêves mon cher ami. Hors de question !
-Vous voyez le restaurant en face ?, balance le guide à plusieurs mètres de nous, c’est là-bas que nous irons manger après la visite !
-Ha super ! Pas de problème, répondit mon père qui souhaitait ne pas perdre la face
Une fois sur place, la nourriture était excellente, très peu coûteuse et mon père en a même repris plusieurs fois. La magie de la Malaisie faisait effet, mes parents étaient comblés et ravis des visites et d’en apprendre plus sur les coutumes et anciens modes de vie. Cependant, quand je les interrogeais, les réponses obtenues étaient toutes du même acabit. “C’est sympa, mais bon…”, insérez ensuite une excuse random : “C’est loin”, “C’est chaud”, “C’est trop bruyant”, “C’est plus pour te faire plaisir”.
Malgré mes efforts pour partager ma passion du voyage, certains obstacles perduraient, étaient presque mentalement infranchissables. Des peurs irréalistes comme le danger permanent ou une pauvreté exacerbée ou concrètes comme les chocs culturels et le fonctionnement de la société, remontaient sans arrêt à la surface. Un frein invisible que mes parents actionnaient à chaque coin de rue. “Attention, tiens ton sac”, “On ne traversera que quand il n’y aura plus de voitures”, “Ils parlent fort, est-ce qu’ils nous insultent ?”
Cette méfiance, faisant partie de leur quotidien en Belgique, s’immisçait et les mettait sur leur garde. Bien que le voyage se déroulait sans accroc majeur, il y avait toujours une plainte sur quelque chose qui n’était pas comme la Belgique J’ai vite compris que quoique nous ferons, rien ne sera assez fort pour oublier la patrie et les bonnes vieilles habitudes. L’immersion n’était donc pas totalement garantie, malgré les beaux paysages, les expériences, les rencontres avec la population ou encore les moments passé ensemble.
Un soir alors que nous avions décidé d’aller boire un verre au bar de l’hôtel, nous constatons avec dépit que ce dernier est déjà fermé. En faisant demi-tour, nous tombons sur un couple chinois qui nous demande en anglais s’il est encore possible de prendre un verre.
-C’est fermé, leur répondis-je
-Ha, ce n’est pas grave, nous connaissons un bar sympathique pas très loin d’ici. Vous souhaitez nous accompagner ?
Je me retourne vers mes parents et leur propose l’invitation. Étonnamment, ils acceptent et nous nous retrouvons à traverser la rue ensemble vers le bar. A peine entré, nous nous installons avec mes parents. Je vois leur regard changer lorsqu’ils constatent qu’il s’agit d’un bar karaoké où la musique est très forte et où la fumée de cigarettes forme un épais nuage. Gêné, mon père commande deux bières et un café pour ma mère, mais m’annonce directement qu’après ça, il s’en ira.
-Je déteste ce genre d’endroits, râle-t-il.
Le couple avec lequel nous étions rentrés s’est assis à la table d’une connaissance en nous laissant seuls. Après être resté sourd face aux plaintes incessantes de mes parents, je jette un œil à mon environnement. Des jeunes et vieux chinois causent bruyamment pour essayer d’oublier le bruit de ceux qui beuglent au karaoké. C’est chaotique, mais je ne sais pas pourquoi j’y trouve mon compte. Sociologiquement, c’est une mine d’or et c’est une ambiance qui me rappelle mes chouettes soirées improvisées au Vietnam. Alors que nous étions toujours en train de finir nos boissons, une serveuse arrive et dépose un sceau rempli de bières. Mon père écarquille les yeux et lui fait « non » d’un geste frénétique. La serveuse nous apprend alors que ces dernières ont été payées et nous pointe du doigt le couple avec lequel nous avions parlé tout à l’heure. Ils lèvent leur bières et nous saluent. Je m’en empare d’une et leur fait santé également. Mes parents, gênés et soucieux, leur sourient et leur font un signe de la main.
-Qu’est ce qu’on fait ? Me lance mon père, c’est d’office un traquenard. Maintenant on va devoir leur payer des bières en plus.
-Mais non, le rassurais-je, c’est juste leur manière à eux de vous souhaiter la bienvenue
-On ne boit pas le sceau
-Ha ben trop tard, j’ai déjà ouvert une bière, lui répondis-je
-Finit-la et on s’en va tout de suite
-Bha faites ce que vous voulez, moi je reste, souriais-je
-Hors de question, c’est dangereux
-Papa a raison, c’est trop dangereux de rester ici
-Quel est le danger ? leur demandais-je en regardant autour de moi, ça m’est déjà arrivé d’être invité par des gens et tout s’est toujours bien passé. Ils ne sont ni menaçants et n’attendent rien en retour. S’ils espéraient quelque chose de nous, ils nous auraient collé et auraient sans doute déjà mentionné de l’argent
Quelque peu rassurés, mes parents décident de s’en aller et me font jurer de ne pas rentrer trop tard.
-Tu toques à la porte quand tu rentres qu’on soit rassurés
-Non maman, vous serez sûrement déjà en train de dormir
Les adieux sont déchirants, surtout pour mes parents, mais c’est beaucoup de bruit pour rien. A peine sont-ils partis que je me ramène à la table du couple avec le reste du sceau de bières.
-Cela vous dérange si je me joins à vous ?
-Ramène-toi ! me répond l’homme avant de me présenter tous ses amis.
Au final, je resterai jusque 3h du matin entre anecdotes, jeux à boire, karaoké et discussions passionnées, cette soirée restera aussi gravée dans ma mémoire.
Le voyage touche à sa fin, mais mes parents m’ont d’ores et déjà prévenu. “C’était la première et la dernière fois. C’est beaucoup trop loin pour nous”. Cependant, ils étaient les premiers à vanter les louanges de la Malaisie auprès de mes proches, à raconter leur périple, à montrer les 850 photos qu’ils avaient pris sans prendre la peine de les trier avant. “C’était long”, me confirmeront mes proches par la suite. L’Asie était donc une belle découverte, mais plutôt une expérience d’une seule fois. J’étais déjà content d’avoir pu les faire venir, mais aussi qu’ils avaient joué le jeu. Cependant, je me doutais pertinemment que cette expérience ne serait pas suffisante pour une énorme remise en question.
Quant à moi, j’avais déjà comme projet de continuer mes voyages avec un PVT en Nouvelle-Zélande. Pour parvenir à mes fins, je devais réaliser une radio des poumons, pour prouver que je n’avais pas chopé la tuberculose en Asie. Retour en Belgique pour trois semaines, le temps d’effectuer ce fameux examen. Une fois la demande acceptée, je m’envolais de nouveau, en route vers de nouvelles aventures.